Un Tour de magie

 

Egan, pour la Colombie

Que ce fut beau. Les larmes de Bernal au beau milieu de sa première interview en jaune. Un baptême du feu noyé dans les pleurs. Comment ne pas comprendre que derrière le masque réglementaire de ces coureurs colombiens, il y a autre chose ? Derrière les lunettes, sous les casques, se cachent des histoires peu communes en Europe, un sentiment d’appartenance viscéral à la terre natale qui ne s’encombre pas de fausses pudeurs idéologiques. On aime être en Europe, y gagner sa vie, buscando éxitos, mais la Colombie reste l’intérêt suprême de chacun. De Boyacá ou de Cali, peu importe. Accent chantant paisa ou telenovela de Bogotá, peu importe. Ineos, UAE Emirates, EF Education first, Movistar, peu importe le maillot. Les cyclistes colombiens sont unis par ce qu’ils sont, loin de chez eux, à voltiger de sommet en sommet en Europe.

L’émotion du commentateur colombien lors de la dernière étape de montagne ne doit pas faire oublier ses paroles le menant aux pleurs. Il rappelait combien la Colombie avait souffert du narcotráfico. N’y voyez là aucune sorte de ressort émotionnel bon marché. Asseyez-vous avec des Colombiens, allez danser avec eux, allez rouler avec eux, ils vous en parleront forcément. Chaque famille a payé le prix du sang. Demandez à Rigoberto Uran de vous parler de son père. Écoutez ces cyclistes souvent fils d’agriculteurs dans les régions à coca. Écoutez l’émotion digne des supporters colombiens sur les Champs-Élysées, vous parler de « tout ce que ça représente pour la Colombie de gagner le Tour ». L’histoire violente et récente de la Colombie n’est jamais loin. Alors, de la reprise de volée de James au jaune de Bernal, à chaque fois qu’un Colombien brille aux yeux du monde, le pays respire et jubile. En cela la victoire de Bernal est peu commune, au-delà des statistiques de précocité. Le garçon a du style, de l’éducation, et un pays qui vibre pour lui. Pourvu qu’on en reparle vite. Dès 2020, par exemple.

 

Alaf et Pinot, de la grandeur du Tour

Que dire d’autre qu’un très français : « chapeau messieurs ». Alaf, sa rage au guidon des deux premières semaines, allant grappiller les secondes par poignées gourmandes sur tous les terrains. Magistral sur les étapes vallonnées, monstrueux en chrono, survolté au Tourmalet. Déclinant, en toute logique, en troisième semaine, et alors ? Un Tour au-delà de toute espérance. Je me souviens de Nicolas Fritsch, qui, il y a quelques années, me confiait combien Alaphilippe lui-même ne connaissait pas ses propres limites. Après tant de succès sur les classiques, 14 jours en jaune et un top5 en trompe l’œil sur le Tour, pas sûr qu’il les ait encore approchées. C’est dire le potentiel du garçon. Mais au-delà des performances ahurissantes du coureur, son charisme le rend encore plus sympathique. Tellement sympathique, ouvert et rock’n’roll que Lance Armstrong s’interrogeait, narquois : « Est-on sûr qu’il est vraiment français ? ». Alaf détonne à la manière d’un Sagan, il gare son vélo sur le toit de sa voiture sans en descendre, fait le poirier et du clapping à l’arrivée des étapes. C’est une rockstar du vélo qui aime son sport et son Histoire. Là où la grégaire presse hexagonale le rêve en jaune à Paris, lui s’imagine un destin de Roi des Flandres, sur « la plus belle course du monde ». La classe, vous avez dit la classe ?

 

Et puis il y a Thibaut Pinot. L’homme de la montagne sur ce Tour avant son abandon rageant. L’homme des chronos aussi, sur ce début de Tour, impressionnant dans chaque épreuve chronométrée. L’homme du futur, pour enfin succéder à Hinault sur les Champs ? Plus que jamais, oui. Mature, délivré de ses peurs en descente depuis belle lurette, il sait désormais comment préparer, notamment en altitude, le Tour de France. Ne manque plus que ce brin de chance pour faire basculer un destin décidément bien moqueur avec le français, et la France dans une fièvre jaune qu’elle a oubliée. Certes il y a Bernal. Froome qui reviendra, soyez-en sûr. Thomas, toujours là, on l’a vu. Et bientôt les Remco Evenepoel, les Pogacar, les Sivakov ou les Van Der Poel, qui sait… Mais Thibaut Pinot semble désormais capable de mater la concurrence, de l’écraser en montagne, de lui résister en chrono. Son abandon sur le Giro 2018 l’avait directement conduit à la gloire lombarde et aux succès qu’on lui a connus sur ce Tour. Cet abandon sur le Tour peut aussi être porteur d’espoirs. Pas forcément déraisonnables.

 

Kruijswijk et Quintana, vous avez dit attentistes ?

Les légendes urbaines vont vite. Surtout propagées par le fil Twitter d’experts en tout auto-proclamés, dont le seul fait d’arme est d’avoir acquis un droit à la parole sur tout pour ne rien dire. Kruijswijk et Quintana, ces derniers temps, ont eu à souffrir des mêmes quolibets. Suiveurs, attentistes, ennuyeux. Pour preuve, l’absence d’attaques tranchantes du Colombien face aux Sky, et le côté suiveur de Kruijswijk. C’est tout simplement faux. Nairo Quintana comme Kruijswijk ont toujours fait le maximum en fonction de leurs moyens. Sur les Tours précédents, Quintana fut le seul en mesure de faire trembler la Sky en 3e semaine du Tour. L’année dernière, comme cette année, où ses moyens semblèrent limités, il ne se prive pas d’attaquer, quitte à se faire lâcher, pour gagner en Colombien deux étapes vertigineuses.

Quant à Kruijswijk, je lis ici et là qu’il « n’a rien fait ». Si, podium du Tour, et ça se respecte. Ensuite, pour attaquer, encore faut-il en avoir les moyens. Sur la dernière arrivée à Val-Thorens, Kruijswijk se fait lâcher en fin d’ascension, preuve qu’il est à fond, et on lui reproche de ne pas avoir attaqué ? Dans quel but ? Pour perdre un podium qu’il venait de conquérir la veille de l’arrivée à Paris en faisant, grâce à un formidable De Plus, céder Alaphilippe ? Pour terminer 4e des trois Grands Tours ? Soyons sérieux. La réalité du cyclisme professionnel n’est pas celle de Pro Cycling Manager. Rappelons également que ce coureur, lors du Giro qu’il doit gagner sans sa chute, attaque, même vêtu de rose. Que l’année dernière, lors de l’étape de l’Alpe D’huez, il attaque à 80km de l’arrivée. Je souhaite à chacun des gueulards 2.0 d’avoir la liberté, en 3ème semaine du Tour de France, d’attaquer à 2500m d’altitude.

On ne peut pas toujours passer à l’offensive, les jambes ne sont pas toujours d’accord. On ne peut pas non plus tous avoir la même approche de la course qu’Alaphilippe. La régularité, la constance à un niveau de performance très élevé sur trois semaines, la capacité à être complet, à se connaître parfaitement, voilà des qualités hautement appréciables du même acabit que le panache et l’explosivité. Respectons-les, et par la même, respectons les coureurs, quelles que soient nos préférences.

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